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Le p’tit devient grand

 

 

Régis s’allongea paresseusement contre le tronc de son arbre préféré et savoura un bâillement interminable, ses fossettes de chérubin baignées par le vif rayon de soleil qui parvenait à percer à travers l’épais enchevêtrement de branches. Sa canne à pêche s’élevait dans les airs à côté de lui, bien que son hameçon ait été depuis longtemps nettoyé de tout appât. Régis attrapait rarement du poisson, mais il se félicitait de ne jamais gaspiller plus d’un vers.

Il était venu là tous les jours depuis son retour à Bois Isolé. Il passait maintenant les hivers à Bryn Shander, appréciant la compagnie de son bon ami Cassius. La cité sur la colline ne soutenait pas la comparaison avec Portcalim, mais le palace du porte-parole était, dans tout Valbise, ce qui se rapprochait le plus de l’opulence. Régis se trouvait plutôt malin d’avoir persuadé Cassius de l’inviter à passer le rude hiver là-bas.

Une brise fraîche souffla en provenance de Maer Dualdon, déclenchant le soupir ravi du halfelin. Bien que la moitié de kythorn soit déjà passée, c’était la première journée chaude de cette courte saison, et Régis était déterminé à en profiter. Pour la première fois depuis plus d’un an, il était sorti avant midi, et il avait pour projet de rester à cet endroit, d’enlever ses vêtements, et de laisser le soleil pénétrer de sa chaleur chaque centimètre de son corps jusqu’à la dernière lueur rougeoyante du crépuscule.

Un cri furieux sur le lac attira son attention. Il releva la tête et ouvrit à moitié l’une de ses paupières lourdes. La première chose qu’il remarqua, à sa profonde satisfaction, fut que sa bedaine s’était considérablement arrondie pendant l’hiver, et sous cet angle, allongé à plat sur le dos, il ne pouvait voir que le bout de ses orteils.

Au milieu de l’eau, quatre bateaux (deux de Termalaine et deux de Targos) manœuvraient autour d’un coin de pêche : ils couraient l’un après l’autre, enchaînant bordées et brusques virages, tandis que leurs marins maudissaient et crachaient sur les bateaux arborant le drapeau de l’autre ville. Cela faisait quatre ans et demi, depuis la bataille de Bryn Shander, que les deux cités étaient pratiquement en guerre. Bien que leurs luttes soient le plus souvent menées à coups de poing et à renforts d’insultes plutôt que l’arme à la main, plus d’un bateau avait été percuté, entraîné sur les rochers ou poussé vers les eaux peu profondes de la berge.

Régis haussa les épaules avec impuissance et reposa la tête sur son gilet plié. Rien n’avait beaucoup changé ces dernières années du côté des Dix-Cités. Régis et quelques-uns des autres porte-parole avaient entretenu le vif espoir qu’une communauté unie était possible, malgré la querelle animée entre Kemp de Targos et Agorwal de Termalaine au sujet du drow.

Même sur les rives du lac opposé, l’accalmie avait été de courte durée entre les rivaux de longue date. La trêve entre Caer-Dineval et Caer-Konig n’avait duré que jusqu’à ce que l’un des navires de Caer-Dineval fasse une prise d’un mètre cinquante, précieuse et rare, et ce sur la partie du lac Dinneshere que Caer-Konig lui avait cédée en compensation du territoire perdu suite à l’expansion de la flotte de Havre-du-Levant.

De plus, Bon-Hydromel et la Brèche de Dougan, les villes les plus modestes et farouchement indépendantes du lac méridional d’Eaux-Rouges, avaient impudemment réclamé une compensation à Bryn Shander et Termalaine. Ils avaient subi de lourdes pertes dans la bataille sur les pentes de Bryn Shander, bien qu’ils n’aient jamais considéré que cette affaire les concerne en quoi que ce soit. Ils en avaient déduit que les deux villes qui avaient le plus bénéficié de l’effort commun devaient en payer le prix. Les villages septentrionaux, bien sûr, hésitèrent devant cette requête. Et ainsi, la leçon que tous auraient pu tirer des avantages de cette unification resta vaine. Les dix communautés demeurèrent aussi divisées que par le passé.

En vérité, le village qui avait le plus profité de ce combat était Bois Isolé. La population globale des Dix-Cités n’avait pas connu une grande évolution. De nombreux aspirants à la fortune – ou des vauriens en fuite – continuèrent à se propager dans la région, mais beaucoup se firent tuer ou repartirent vers le sud, découragés par les conditions brutales de la région.

Bois Isolé, cependant, s’était considérablement développé. Maer Dualdon, avec son rendement régulier de truites-sans-cervelle, restait le lac le plus productif des trois. Entre Termalaine et Targos toujours en lutte, et Bremen qui était le théâtre de fréquentes inondations, Bois Isolé apparaissait comme la plus séduisante des quatre localités. Les membres de la petite communauté avaient même lancé une campagne pour attirer les nouveaux venus, vantant Bois Isolé comme étant « La demeure du Héros Halfelin », et comme le seul endroit ombragé par des arbres à plus de cent kilomètres à la ronde.

Régis avait abandonné le poste de porte-parole peu de temps après la bataille, une décision à laquelle il était arrivé en même temps que les habitants de la ville. En pleine expansion, Bois Isolé tenait à se débarrasser de sa réputation de creuset de renégats ; la ville avait donc besoin de quelqu’un de plus offensif au conseil. Et Régis souhaitait tout simplement ne plus être importuné par cette responsabilité.

Bien sûr, le halfelin avait trouvé le moyen de transformer sa gloire en profit. Chaque nouvel arrivant dans la ville devait reverser une partie de ses premières prises pour avoir le droit d’arborer l’étendard de Bois Isolé, et Régis avait persuadé le nouveau porte-parole et les autres chefs de la ville de lui attribuer une partie de cette rémunération, étant donné que son nom avait été utilisé pour faire venir de nouveaux habitants.

Le halfelin arborait un large sourire chaque fois qu’il pensait à sa bonne fortune. Il passait des jours paisibles, allant et venant à son gré, se contentant généralement de s’allonger contre le tronc moussu de son arbre favori, mettant une unique ligne à l’eau et laissant la journée s’écouler.

Sa vie avait pris un tour agréable, car le seul travail qu’il effectuait à présent était de graver l’ivoire. Ses œuvres faites à la main avaient vu leur valeur multipliée par dix, un prix relevé en partie grâce à la renommée somme toute modeste du halfelin, mais plus encore parce qu’il avait persuadé des connaisseurs en visite à Bryn Shander que sa « patte » unique, son style et sa taille donnaient à ses gravures sur ivoire une valeur esthétique et artistique toute particulière.

Régis caressa le rubis qui reposait sur sa poitrine nue. Il lui semblait pouvoir « persuader » à peu près n’importe qui d’à peu près n’importe quoi ces jours-ci.

 

***

 

Le marteau tintait avec fracas sur le métal rougeoyant. Des étincelles jaillissaient de l’estrade où se trouvait l’enclume dans un arc incandescent, avant d’aller mourir dans l’obscurité de la grotte. Le lourd marteau s’abattait encore et encore, aisément dirigé par un bras énorme et musclé.

Dans la petite pièce surchauffée, le forgeron ne portait qu’un pantalon et un tablier de cuir noué autour de la taille. Il luisait de sueur dans le rougeoiement orangé de la forge, de noires traînées de suie noircissant le creux de ses muscles, ses larges épaules et son torse. Ses mouvements rythmés et inlassables étaient empreints d’une telle aisance qu’ils semblaient presque surnaturels, comme s’il était le dieu qui avait forgé le monde avant l’arrivée de l’homme mortel.

Un sourire approbateur s’élargit sur son visage quand il sentit la rigidité de l’acier s’atténuer un peu sous la force de ses coups. Jamais auparavant il n’avait senti une telle force dans le métal. Cette force le poussait aux limites de sa propre résistance, et quand il parvint enfin à prendre le dessus, il fut parcouru d’un tressaillement aussi excitant que le frisson de la bataille.

— Bruenor sera content.

Wulfgar s’interrompit un moment et réfléchit à ce qu’impliquaient ses pensées, souriant malgré lui quand il se souvint du premier jour qu’il avait passé dans les mines des nains. Quel jeune homme entêté et ombrageux il avait été alors, privé de son droit à mourir sur le champ d’honneur par un nain grognon qui justifiait sa compassion inopportune en la qualifiant de « bonne affaire ».

C’était le cinquième et dernier printemps qu’il passait au service des nains, dans des tunnels qui le forçaient à voûter en permanence ses deux mètres quinze. Il lui tardait de retrouver la liberté de la toundra à ciel ouvert, où il pourrait étirer les bras vers la chaleur du soleil ou vers l’insaisissable lune. Il pourrait aussi s’allonger à plat sur le dos sans plier les jambes, chatouillé par la morsure glacée du vent incessant, l’esprit envahi de visions mystiques et d’horizons inconnus à la vue des étoiles cristallines.

Et pourtant, malgré tous ces inconvénients, Wulfgar devait bien admettre que les courants d’air chauds et le fracas permanent des installations des nains lui manqueraient. Lors de sa première année de servitude, il s’était raccroché au code brutal de son peuple (qui définissait la capture comme une disgrâce), récitant le chant de Tempus comme une litanie stimulante pour résister à la faiblesse qui s’insinuait en lui en compagnie de ces Méridionaux doux et civilisés.

Mais Bruenor était aussi solide que le métal qu’il martelait. Le nain confessait sans honte le peu d’amour qu’il portait à la guerre, mais il balançait sa hache (qui avait autant d’entailles que lui de victimes) avec une précision mortelle, et il encaissait des coups qui abattraient un ogre.

Dans les premiers jours de leur relation, le nain avait été une énigme pour Wulfgar. Le jeune barbare était contraint de faire preuve d’un certain respect à l’égard de Bruenor, car le nain l’avait vaincu sur le champ d’honneur. Même à ce moment-là, alors qu’ils étaient clairement définis par les lignes de combat comme deux ennemis, Wulfgar avait distingué une profonde lueur d’affection dans les yeux du nain, qui l’avait troublé. Son peuple et lui-même étaient venus là pour piller les Dix-Cités, mais l’attitude de Bruenor ressemblait plus à celle d’un père sévère qu’à celle du maître envers son esclave. Toutefois, Wulfgar n’oubliait jamais son rang au sein des mines, car Bruenor était souvent bourru et insultant à son égard, le chargeant de tâches subalternes, parfois avilissantes.

La colère de Wulfgar s’était dissipée au fil des mois. Il en était venu à accepter stoïquement sa pénitence, suivant les ordres de Bruenor sans discuter ni se plaindre. Petit à petit, sa situation s’était améliorée.

Bruenor lui avait enseigné l’art de la forge, et plus tard, il lui avait appris à travailler le métal pour en faire des armes et des outils de qualité. Finalement, un jour que Wulfgar n’oublierait jamais, il lui avait été attribué sa propre forge et son enclume personnelle où il pouvait travailler en solitaire et sans contrôle – bien que Bruenor pointe souvent son nez pour se plaindre d’une frappe défectueuse ou pour débiter quelques instructions. Plus encore que la liberté relative dont il bénéficiait, le petit atelier avait restauré la fierté de Wulfgar. Il s’appropria le marteau de forge dès sa première frappe, remplaçant le stoïcisme méthodique du domestique par la ferveur et la minutie du forgeron. Le barbare se prit à s’inquiéter de la plus petite bavure, reprenant parfois entièrement certaines pièces pour corriger une légère imperfection. Wulfgar était ravi de ce nouvel d’état d’esprit, le voyant comme un attribut qui lui serait bien utile à l’avenir, bien qu’il ne sache pas encore comment.

Bruenor appelait cela du caractère.

Ce travail porta également ses fruits au niveau de son physique. Fendre les pierres et marteler le métal avait fait saillir les muscles du barbare, redéfinissant la silhouette dégingandée de son adolescence : il avait gagné en corpulence et il était maintenant d’une force incomparable. Il possédait également une grande endurance, car le rythme des nains infatigables avait fortifié son cœur et poussé ses poumons au-delà de leurs limites.

Wulfgar se mordit la lèvre avec honte en se rappelant avec une acuité frappante sa première pensée consciente après la bataille de Bryn Shander. Il avait fait le serment de rendre la monnaie de sa pièce à Bruenor par le sang dès qu’il en aurait fini de son temps de servitude. Il comprenait maintenant, à sa propre stupéfaction, qu’il était devenu un homme meilleur sous le tutorat de Bruenor Marteaudeguerre, et que la simple pensée de lever une arme contre lui l’écœurait.

Il transforma son émotion soudaine en mouvement, frappant l’acier de son marteau, aplatissant encore et encore sa pointe incroyablement dure dans ce qui ressemblait à une lame. Cette pièce ferait une bonne épée.

Bruenor serait content.

L'Éclat de Cristal
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